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Les cocottes conceptuelles : enjeux d'une méthodologie procédurale pour l'étude d'objets procéduraux

Published onMay 30, 2021
Les cocottes conceptuelles : enjeux d'une méthodologie procédurale pour l'étude d'objets procéduraux
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« For structural engineers, origami has proven to be a rich source of inspiration, and it has found its way into a wide range of structural application » (Schenk & Guest, 2011:291)1. Cet article mêle cette technique de pliage de papier et humanités numériques. Il propose d’explorer les usages qui peuvent en être faits, non pas dans l’objectif de trouver des solutions à des problèmes d’ingénierie, mais dans les recherches sur les aberrations numériques. Bien que ce terme soit vague, il est fédérateur pour ce qui est de faire référence aux objets, pratiques et phénomènes du numérique à la marge. C’est cette voie, entre pratiques oulipiennes, recherche gonzo et Pulp Studies (Goudet, 2019)2, que cet article emprunte.

 

Ancrages théoriques

Dans « les 101 mots de la Pataphysique », il est possible de lire que l’Oulipo, l’Ouvroir de Littérature Potentiel, « n’en demeure pas moins dans la mouvance du Commonwealth Pataphysique dans la mesure où ses travaux (‘‘créations créantes et non créées’’, selon le Dossier no 17) participent de la Science des sciences. » (2016 :225)3. Juste en-dessous, il est possible de lire l’entrée « Ou-X-Po » qui étend cette idée de créations créantes à d’autres sphères que la littérature (l’OuCiPo pour le cinéma, l’OuMuPo pour la musique, etc.). De fait, il est tout à fait légitime de parler d’Ouscipo4, non pas pour faire référence à l’organe de l’EHESS, mais pour bien signifier l’existence d’un Ouvroir de Science Potentiel. Celui-ci, bien que n’ayant pas de forme, fait référence à toute recherche dont l’objectif serait d’inventer de nouvelles règles de recherches.

 C’est dans ce cadre ouscipien que les cocottes conceptuelles trouvent un sens pertinent pour interroger la sphère du numérique, en particulier les jeux vidéo et les plus belles aberrations de ces deux mondes. En effet, à la façon dont Paolo Pedercini interroge les outils de compréhension des jeux vidéo, il semble nécessaire de proposer des méthodologies aberrantes pour expliquer des objets aberrants. Il questionnait notamment en entretien : « what if the definition of a non-linear, rule-based cultural form was only possible through a non-linear, rule-based statement? » (GameIndustry.biz, 2021)5. Bien que le propos de Pedercini doit être nuancé6, c’est dans cette perspective que la méthodologie des « cocottes conceptuelles » prend son sens et ce, dans le but d’interroger les phénomènes numériques. Puisque ceux-ci reposent sur des logiques procédurales, autant proposer des méthodes également procédurales pour les penser.

 L’objectif recherché de ce type de méthodologie n’est pas la recherche d’une vérité qui sera atteignable par le hasard des choses. Au contraire, il s’agit d’avantage d’intégrer une certaine sérendipité au processus de recherche. L’hypothèse défendue ici est que cette sérendipité, forcée par l’outil procédural que représentent les cocottes conceptuelles, permet de « prêter attention à un phénomène surprenant et à imaginer une interprétation pertinente » (Catellin & Loty, 2013 : 34)7.

 

Méthodologie des cocottes

Afin de mettre en place cette méthodologie, je mobilise des cocottes, parfois nommées «salières», mais il convient bien entendu de considérer la possibilité d’outils numériques. Dans le cadre de cet article, huit concepts reposant sur des couples [nom+adjectif] ont été choisis par les participants de la paper jam (n=20). A noter qu’il est tout à fait envisageable d’intégrer, via l’ajout de cocottes, des compléments du nom, etc. Ces concepts ont ensuite été séparé sur deux cocottes, d’un côté les noms, de l’autre les adjectifs. Les concepts choisis ont été :

« dissonance ludonarrative ;  rhétorique cartographique ; narration environnementale ; altérité transmédia ; game design dysfonctionnel ; vocalité transdiégétique ; discursivité vidéoludique ; corporalité performative ».

Certains concept ont été proposés de manière spontanée, d’autres font écho à d’autres recherches, académiques ou professionnelles comme c’est les cas pour « dissonance ludonarrative ». Pour la suite, deux participant·e·s ont été sélectionné·e·s de manière non randomisée, il n’y a pas eu d’échantillon de référence. A l’issue du processus, c’est le concept « rhétorique environnementale » qui fut retenu. La suite de l’article explore les modalités d’utilisations de ce concept.

“Cocottes sur bois”, Esteban Grine, 2021

 

Essai sur la rhétorique environnementale

La rhétorique environnementale définit la façon dont l’environnement d’un espace virtuel suggère une interprétation de celui-ci de sorte à mettre en place un phénomène de co-construction d’un discours et ce, avec les audiences joueuses. Andrea Catellani la définit de la façon suivante :

 « d’un côté, l’art et la discipline de la communication persuasive et donc l’effort de construire un discours efficace concernant des thèmes et sujets liés à la relation entre nature et humains ; de l’autre, l’ensemble des figures de styles, symboles, expressions, verbales ou d’autre type, utilisées par un acteur (personne ou groupe) dans son discours sur l’environnement.» (Catellani, 2020)8

 Il convient cependant de s’en écarter afin de proposer une définition nouvelle à une notion déjà existante. Il convient également de s’écarter de la façon dont Alenda Chang étudie les environnements des jeux vidéo comme étant des supports à la médiation d’un discours à propos d’une problématique écologique (2020)9 pour se rapprocher des notions comme celles de la narration environnementale (Carson, 2000)10 ou de world-building (Besson, 2018)11. La rhétorique environnementale prolonge ces notions en posant deux hypothèses. La première est que l’environnement (level design et représentations) tel qu’il apparait dans un jeu est le résultat de choix fait par un studio de sorte à soutenir une certaine idée de l’environnement. La seconde est que l’environnement est à même de participer à la construction d’un discours à propos d’un phénomène particulier. Par exemple, dans le jeu Death Stranding (Kojima Productions, 2019), il est possible de considérer que les façons dont les routes et les voitures sont ensevelies, délabrées ou même inexistantes, participent à l’idée de la péremption des infrastructures bâties par les humains. En ce sens, l’usage du concept de rhétorique environnementale permet d’appréhender dans une certaine mesure une complexité liée particulièrement à la prise en compte de level design et des représentations mobilisés pour ce level design. Dans la mesure où il est nécessaire de distinguer la fiction des représentations (Horstmann, 2018)12, la rhétorique environnementale permet de penser les environnements vidéoludiques à la fois comme des représentations créées à partir des réalités sociales des studios et des représentations d’artefacts et d’éléments fictionnels.

 

Prolongements méthodologiques et discussions

Dans le cadre de ce court article, une seule et unique méthode a été testée mais il convient d’évoquer quelques autres façons dont les cocottes conceptuelles peuvent servir d’outils. Premièrement, il peut être intéressant, contrairement à ce qui a été fait, de les faire intervenir en aval d’une question de recherches. De fait, il ne s’agit plus d’étayer un potentiel nouveau concept comme ce qui a été fait mais plutôt d’orienter une réponse à une question en obligeant le·a répondant·e à effectuer un détour par le-dit concept.

Cependant, force est de reconnaitre la difficile mobilisation d’une telle méthodologie dans un contexte pragmatique de recherche, même si l’on peut supposer que cela vient rediscuter les contextes de production des sciences (Callon & Ferrary, 2006)13. Il semble d’avantage pertinent de mobiliser cette méthode soit dans une perspective ludique, soit dans une perspective heuristique, soit même dans une apéritive (comme par exemple le fait de émerger un nouveau concept issu d’une combination particulière de termes qu’il faut ensuite faire deviner en le mimant). En effet, il est tout à fait possible également de moduler le contexte de production de ces concepts pour que, sous couvert d’une métaphore ludique, soit mis en place un processus réfléxif à propos d’une notion potentiellement nouvelle.

 

Conclusion

A l’issu de ce court article, il convient d’accepter l’idée que les cocottes conceptuelles ne sont probablement pas l’outil le plus efficient pour celui ou celle souhaitant faire émerger des concepts scientifiques œuvrant à la structuration d’un champs disciplinaire. Cela étant, au-delà de son aspect aberrant et ridicule, la méthodologie proposée interroge les études des objets numériques de deux façons. Premièrement, de par leur fonctionnement procédural, les cocottes conceptuelles permettent non pas d’apporter une réponse procédurale comme c’est le cas pour les définitions de jeux vidéo selon Paolo Pedercini, mais d’apporter une méthodologie procédurale. Secondement,  elles posent un ensemble de contraintes obligeant celui ou celle la mobilisant à emprunter un sentier, à dérouler une réflexion à laquelle il ou elle n’aurait peut-être pas pensé. Cela oblige alors cette personne à décloisonner la façon dont elle appréhende un objet-frontière, comme le jeu vidéo par exemple.

En guise d’ouverture, il peut être intéressant de mentionner que des modificateurs de contexte, telles que des changements de règles, éléments de jeu ou des boissons plus ou moins alcoolisées, peuvent servir à contraindre encore plus l’activité de recherche, de sorte à inviter les participeur·ice·s à être les plus créatives et créatifs possibles.

esteban giner, 2021. 

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