Dans une période où nous exprimons et vivons le ras-le-bol de systèmes internes à des institutions diverses (université, monde du travail, difficulté à écrire une thèse, etc) qui ne correspondent pas à nos attentes, nous piétinent, ou sont cruellement dures avec celleux qui n'ont pas les codes, nous lançons cette bouteille à la mer. Il n'y a pas assez de postes, pas assez de débouchés, pas assez de financements. Il semble difficile de maintenir l'équilibre entre l'écriture d'un travail académique de qualité et une injonction à la productivité alors que nous sommes évalué·e·s par des comités qui sont prompts à la critique, de laquelle il est parfois difficile de se remettre.
Engagé·e·s dans une ubuesque course à la queue du Mickey dont la LPPR n'est que le dernier avatar, impliquant accélération des temporalités sans fin, fusion des espaces intimes et professionnels dans le démerdentiel, perte du temps, et spécialisation extrême, les travailleur·ses de l'ESR (et des institutions en général) concèdent des sacrifices toujours plus grands au nom de leurs responsabilités envers la recherche, les étudiant·e·s, et la société.
Nous prenons comme base le fait que le savoir est profondément situé, dans le sens de situated knowledge. Nous prenons la mesure que notre groupe est fait de personnes précaires (pendant la rédaction d'une thèse non financée ou dans des laboratoires qui regardent nos objets avec étonnement) et/ou de membres à la marge (neurodivergeant·e·s, femmes, queer, LGBTQ+), mais aussi de titulaires et de cishets. Nos marginalités nourrissent notre positionnement : c'est précisément parce que nous sommes forcé·e·s d'être dans les marges que nous sommes bien placé·e·s pour remettre en cause ce système, puisqu'il n'y a pas grand'chose à perdre. Ni tout à fait produit-es de nos institutions insérables dans le monde du travail, ni flatté.es d'être à nos positions (même par l'HCERES), notre position nous permet d'être paradoxalement légitimé.es pour organiser un événement au moins un peu iconoclaste. Cette ambition subversive par les marges renvoie au Manifeste du Cyborg. C'est précisément de ces origines troubles et de son abâtardissement que le cyborg tire sa force, sa capacité à déborder l'institution au sein de laquelle il émerge. Ce raisonnement a évidemment ses limites, puisque la possibilité même de proposer un projet comme une Paper Jam est un signe de notre relative insertion dans le monde universitaire : nous en maîtrisons les codes, nous avons accès à certaines ressources, à certains espaces, à certaines modalités de légitimité. Loin de vouloir accepter le sort d'être simplement digéré.es par le système auquel nous appartenons, la création d'une paper jam est une tentative de contre-proposition, adressée à toutes celles et tous ceux qui voudraient réfléchir l'écriture et le processus de publication comme des terrains d'expérimentation.
L'enjeu est ici l'autonomisation des structures, l'identification de leurs défaillances et donc la formulation d'une critique de l'institution. Dans un ancrage très situé, inspiré de manières de travailler qui ne sont pas celles de l'université, nous souhaitons collectiviser la recherche et dénarcissiser les publications académiques. Nous revendiquons une pratique qui se veut, non pas peu sérieuse ou non-scientifique, mais qui transcende les cadres de notre institution. De là, nous proposons de questionner les interdits qui pèsent sur certains processus, certaines méthodes, certains sujets, considérés comme moins légitimes que d'autres. Bien sûr, cette relative absence de légitimité a été abondamment théorisée et historicisée. Eric Maigret constate les difficultés des objets des cultural studies à s'imposer en France car "frappées du sceau de l'enfance et de la clandestinité" (Maigret, 2009, pp. 12-13). Le raisonnement s'applique tout à fait aux jeux vidéo comme objet de recherche, comme le souligne Sarah Meunier qui relève son association "à des représentations sociales d’irresponsabilité et/ou de fragilité" (Meunier, 2017, p. 384). Eric Verdeil évoque les débuts des blogs scientifiques dès les années 1990 (Verdeil, 2016). La tardive prise en compte des Pulp Studies dans le giron plus large des Cultural Studies dans les années 2010 souligne le peu de place laissé à ces approches. Il s'agit, non pas de déplorer leur absence, mais de travailler activement à inverser cette tendance et à mettre au centre les marges.
De ces limites et conditions, nous voulons proposer la création d'un espace de travail personnel, autoréflexif et collectif, qui revendique une bâtardise méthodologique, en allant emprunter du côté des jams de jeux vidéo tout comme celui de l'écriture d'une revue scientifique ; nous proposons un double monstrueux (ou jumeau maléfique à la Girard) dans la démarche d'élaboration de cette Jam tout comme dans les résultats attendus. La recherche (quelles qu'en soient les manifestations) s'attache ici à redéfinir les limites du personnel et du collectif, en mêlant approches, disciplines et milieux. Il s'agit de remettre en cause les protocoles habituels, c'est-à-dire, très concrètement : le processus d'écriture scientifique et de publications académiques.
La pratique de l'écriture universitaire est un terrain privilégié pour le jeu des relations de pouvoir dans le monde universitaire qui donnent lieu à certaines violences. Que l'on considère la rédaction de la thèse, la révision d'un article ou la préparation d'une communication, le processus d'écriture prend la forme d'une lutte contre les attentes et les interdits de nos collègues et de nos lecteur-rices. La peer review est le symbole largement reconnu de la pénibilité inhérente au processus d'écriture. Pénible car elle impose des rapports de force où les auteurs et autrices sont supposé·e·s être des pairs. Pénible car elle instaure un processus et une distance qui peuvent s'étaler sur plusieurs années à raison de quelques temps ponctuels de travail asymétriques et asynchrones, là on des rencontres et des sessions collectives pourraient être plus pertinentes et bienveillantes. Nous choisissons de penser que ça n'est pas le cas et qu'il est possible de concevoir des alternatives radicalement horizontales.
Précisément, à propos d'alternatives, c'est aussi l'occasion de prendre de la distance avec la notion, difficile à mobiliser, de bienveillance. Un encouragement à la bienveillance émerge dans les milieux universitaires. Les îlots ainsi créés sont pensés initialement pour rendre plus supportables les conditions pesantes de l'université, mais contribuent finalement à préserver le système délétère de son fonctionnement. La bienveillance joue le rôle de la solution individualisée à un problème systémique, le proverbial pansement sur une jambe de bois.
Cette injonction à la bienveillance est une injonction morale et une hypocrisie qui gêne la discussion. S'y ajoutent les écueils de la positivité toxique qui masque des rapports de force violents sous couvert d'une sympathie toute relative. De cela découlent des effets réels comme le tone-policing qui visent à défausser certaines positions sous couvert d'une doxa conservatrice.
Il s'agit de s'emparer des outils punk de l'écriture de fanzine pour s'inscrire, contrairement aux apparences, dans la durée et dans la collectivité. Une manière de produire un écrit académique, dans l'horizontalité, de contrecarrer la compétition par l'émulation, de développer dans la festivité et dans la convivialité plutôt que dans la pression ou la rivalité. Nous défendons l'idée que l'écrit scientifique n'a pas à se conformer au processus académique de la peer review telle qu'elle est pensée actuellement. Il est possible de recourir à d'autres formes, plus inventives et imaginatives, sans délaisser leurs qualités scientifiques. Nous défendons l'idée que les paper jams ont une méthode, parmi d'autres possibles, qui peut répondre aux critiques que nous avons adressées à l'égard du processus typique de publications académiques. Les jams permettent de concentrer sur une période de temps retreinte et au sein d'un espace physique et numérique l'ensemble des personnes nécessaires à une publication, non pas pensée comme une œuvre individuelle mais comme le produit d'une coconstruction entre pairs·esses. Il est important de souligner l'ancienneté des réflexions sur les lacunes du système universitaire et sur les moyens de le renouveler par la marge. Cette démarche s'inscrit dans une tradition, celle de la recherche 'pulp', dont Laura Goudet retrace l'archéologie (2018).
Il faut, aussi, reconnaître le travail de nos prédécesseur-rices et l'inspiration qu'il fournit. Aucune dimension de la recherche n'y échappe, de la collecte de données à la restitution. Dans le domaine de la restitution en particulier, on peut citer des exemples multiples : l'essai-vidéo de Claire Cornillon (https://www.youtube.com/watch?v=73KkUSHUxnI), un zine de fiction sociologique (https://sofizine.com/), l'article-site Web proposant plusieurs cheminements à travers des extraits de films de Steve Anderson (http://www.gamejournal.it/anderson_bad_object/), et tant d'autres. C'est en particulier le modèle du zine qui fournit une inspiration pour ce projet. L'histoire militante de ce medium souligne son rôle dans la reprise de contrôle sur la production et la diffusion des savoirs communautaires, comme Anna Anthropy l'applique au jeu vidéo (https://w.itch.io/) et comme la Fanzinothèque de Poitiers le pratique (https://www.fanzino.org/presentation/presentation/).